J’ai toujours pensé que la formule « humour noir » était pléonastique. L’humour consiste à affronter la tragédie avec toute la dérision dont nous sommes capables. Cela peut aller de la plus légère ironie au grand éclat de rire qui secoue le héros picaresque lorsque sa situation est désespérée. 

La position adoptée par Mary sue relève de ce type d’ironie, fondée sur ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler l’autofiction. 
Autofiction, non pas au sens où on l’entend dans une certaine littérature qui deale de l’autobiographie plus ou moins frelatée, mais plutôt au degré où l’amène Eric Chevillard dans les réflexions quotidiennes de son blog (l’autofictif), c’est à dire avec une distance à la fois salutaire et perverse. (Ce qui pourrait être une définition tout à fait satisfaisante de l’art).
Ainsi, dans le cas d’une autofiction intelligemment menée, le héros est un relais entre l’expérience intime et subjective et l’émergence de la forme qui s’adresse à l’intersubjectivité.

L’altérité commence par soi-même.

Mary Sue part de sa propre vision du monde et brouille les pistes autant que faire se peut pour gommer la distance entre l’artiste et son personnage. (C’est bien le personnage qu’elle a créé qui lui a donné son nom d’artiste). 
En utilisant la caméra, elle utilise sa propre image qu’elle déforme, par le jeu physionomique et par la distorsion qu’offre l’outil vidéo, pour faire éclore une créature que l’on apparente immédiatement aux mondes de la fiction (bandes dessinées, mangas, cartoons, etc). 
C’est le drogman, le truchement qui assure le transfert d’un registre à l’autre. Un relais toujours identifiable, mais suffisamment protéiforme pour évoluer au gré de ses humeurs, qui endosse le rôle transitoire entre l’espace privé et l’artefact.

La distance est variable, à chaque fois rejouée. Lorsqu’elle est à son maximum l’héroïne devient elle-même l’objet des sarcasmes de l’artiste qui prend un malin plaisir à la placer dans des situations scabreuses. 
Là est la limite : au delà de cette volupté manifeste, le personnage devient un exutoire transitionnel, le souffre-douleur qui assume l’inavouable. Mais l’on sent bien, quel que soit le recul adopté par l’artiste, que subsiste toujours le fil d’une certaine tendresse, d’une certaine complicité. Par cette entremise, Mary Sue joue sur le ton de l’ironie avec le sexe et la mort, c’est à dire avec les conditions-bases de la vie, dont son héroïne subit toutes les vicissitudes, mais -fiction oblige- sans en être durablement affectée et sans réelle conséquence apparente puisque la vidéo peut tourner en boucle.

Monter les blancs
Vidéo performance,
2 minutes, 2001

La plupart des tribulations qu’elle endure surviennent évidemment dans un contexte festif. Ce qui laisse supposer que si les activités les plus simples de la vie ménagère peuvent être source d’avanies, c’est dans le contexte des réjouissances de mise que le pire se révèle. Anniversaires, Noëls, carrousels, jeux de foire… la fête est bien le lieu ou le moment privilégié du désenchantement. Et pour déchanter, on n’attend pas les petits lendemains. Le plaisir convenu tourne à l’aigre. 
L’autodérision est décidément incompatible avec la posture politique. La saynète est là pour dynamiter les mythes. Mais elle permet du même coup d’élargir le champ des sarcasmes pour se gausser de tous les clichés.

Present
Vidéo performance,
1'20"minutes, 2004

Ainsi, chez Mary Sue, si rien n’est dénoncé, tout peut brusquement virer en son contraire : la douceur des lapins devient tout à coup une menace. Il faut voir les gamins s’enfuir lorsqu’attirés par leur pelucherie puérile, leur présence déclenche brusquement leurs ébats, les met en branle… frénétiquement, dans un grand bruissement copulatoire (Ken Park). L’image du lapin associe la douceur de l’enfance («doudou lapin»), la libido prolifique et le rappel à l’ordre. Mais l’Alice de Mary Sue n’est plus subjuguée par la sévérité du docte lapin blanc et son angoisse récurrente du temps qui fuit. Il a les oreilles roses des bunnies de Playboy. Est-elle blasée pour autant ? Revenue de tout ? supporte-t-elle ses assiduités importunes par lassitude, candeur ou est-elle insidieusement complice ? 

Elle incarne à la fois la petite fille pré-pubère de Monsieur Dodgson et la maîtresse de cérémonie qui règne avec une souveraine indifférence sur un monde de turpitudes. Cette indifférence satisfaite, qui parfois confine à la béatitude, nous place d’emblée dans un monde d’adulte, en dépit de ses fausses allures de petite fille et de son apparente ingénuité. 

Saglice / Ken Parc
Video installation, mixed media.
Mechanical rabbits triggered via presence sensors.
Continuous duration, 2006

Le corps a grandi plus vite que l’esprit, son obstination à vouloir tenir dans de trop petites culottes en atteste. L’incongru libidineux se niche dans cet écart entre le corps de l’enfance et la conscience attardée de l’adulte qui refuse d’admettre le passage du temps. Mary Sue appartient à la grande famille des naïfs dont la candeur est ravageuse, de Simplicius Simplicissimus à Bécassine, en passant par le brave soldat Chvéïck ; la littéralité avec laquelle ils abordent le monde est insubmersible. 

Tous ces personnages ont en commun de prendre les choses telles qu’on les leur présente et donc d’être des révélateurs de toutes les turpitudes. Comme ces figures tutélaires, le personnage de Mary Sue n’est pas révolté, elle n’oppose que sa bonne volonté à la complexité retorse qu’elle rencontre. Mais elle a ceci de particulier c’est qu’elle n’a pas d’interlocuteurs avérés. Tout ce qui lui arrive semble venir d’elle-même ou du hors champ. Au fond ce qui caractérise le mieux le personnage de Mary Sue, c’est qu’elle est solitaire. Elle n’a pas de partenaire pour incarner le prédateur ou le complice, personne pour lui donner la réplique. Pas de faire-valoir. 

C’est si vrai que toute la série de ses déboires débute par le suicide, acte solitaire par excellence. Un suicide récurrent qui ponctue la suite de ses aventures, sans réelles conséquences puisqu’il s’agit d’un corps-image, (c’est là un des privilèges de l’art) mais qui nous rappelle cependant que la psyché encaisse, subit, et enregistre irréversiblement. Mary Sue la créature n’est donc pas totalement passive, ni totalement dupe, ni totalement crédule.

Ses premières apparitions sont des images de suicide, ce qui pose d’emblée le principe d’un jeu et celui d’une totale liberté. C’est l’échappatoire radicale qui fait d’elle un personnage autonome, le recours qui lui permet d’affirmer, quelle que soit la position dans laquelle elle se trouve, la pleine disposition d’elle-même. Un principe pour prendre a priori ses distances, et parfois même un moyen de s’envoyer en l’air. (Mary goes Round). C’est ainsi qu’elle conjure sa passivité, qu’elle garde un pouvoir de réaction et de décision, qu’elle se réserve le droit d’échapper à tout moment au carrousel de la stupidité. 

Dans tout cela, pas la moindre trace de transcendance, pas d’échappée métaphysique, pas de croyance qui viendrait biaiser la perception implacable de la réalité vécue ou détourner la brutalité humaine de sa frontalité. Mary Sue expose une existence inexorable et les tribulations que subit l’individu sans échappatoire autre que son autodestruction, sans autre recours que l’auto-ironie, la dérision, l’acceptation sensuelle ou le suicide. 

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